Les Jours Sans ou la réalité du freelance malgache à l'ère de l'IA

 L'aube se lève sur Antananarivo, mais il ne la voit pas. Les volets de sa chambre restent clos, comme ses yeux qui refusent de s'ouvrir sur un nouveau jour de vide. À 49 ans, chaque réveil est devenu une épreuve, un combat contre la faim qui tenaille son estomac et la douleur qui pulse dans ses articulations.


Sur sa table de chevet, une boîte de médicaments vide le nargue. Son traitement contre l'hypertension, qu'il ne peut plus s'offrir depuis trois mois. Le prix des médicaments a augmenté, mais ses revenus, eux, se sont évaporés comme la rosée du matin sous le soleil malgache.


Dix ans. Dix années pendant lesquelles ses doigts avaient fait danser les mots sur l'écran, créant du contenu pour des clients des quatre coins du monde. Dix ans à construire une réputation, une vie, une dignité. Jusqu'à ce que l'intelligence artificielle arrive, invisible mais dévastatrice, comme ces cyclones qui ravagent les côtes de la Grande Île sans prévenir.


Son ordinateur portable, fidèle compagnon de tant d'années, repose maintenant sur un bureau couvert de poussière. L'écran est éteint depuis des semaines, l'électricité est un luxe qu'il ne peut plus se permettre. Dans un coin de la pièce, une pile de lettres s'accumule. Des rappels de loyer impayé, des factures en souffrance, des menaces d'expulsion. Le propriétaire est patient, pour l'instant, se souvenant peut-être des années où il était un locataire modèle.


Les jours sans nourriture se suivent et se ressemblent. Son corps s'est habitué à cette valse macabre avec la faim. Parfois, quand les crampes deviennent insupportables, il mâche lentement des feuilles de papier, pour avoir quelque chose sous la dent, le suc amer du papier mouillé par sa salive fera office de nectar. La fierté, il l'a abandonnée depuis longtemps, quelque part entre les refus polis des clients et les réponses automatiques des sites d'emploi.


Sur les murs de sa chambre, les diplômes jaunis et les coupures de presse racontent l'histoire d'un autre homme, d'une autre vie. "Monsieur Obsolète, la plume brillante de Madagascar", titrait un journal local en 2018. Aujourd'hui, cette plume s'est brisée contre le mur de la modernité. Les algorithmes ne connaissent pas la faim, ne tombent pas malades, ne demandent pas de salaire.


La nuit, quand la douleur dans sa poitrine devient trop forte, ces battements irréguliers que les médicaments tenaient autrefois en respect, il se perd dans ses souvenirs. Il revoit les matins où il se levait avec enthousiasme, prêt à créer, à raconter, à vivre. Il se rappelle le goût du café chaud, luxe désormais inaccessible, et le plaisir simple d'un repas complet.


Dans un tiroir, il garde précieusement sa dernière ordonnance médicale, pliée et repliée tant de fois que le papier menace de se déchirer aux pliures. Le docteur avait insisté : "Ces médicaments sont vitaux, Monsieur Obsolète." Mais comment expliquer à un médecin que la vie elle-même est devenue un luxe qu'on ne peut plus s'offrir ?


Les voisins parlent à voix basse quand il passe dans la coursive. Certains se souviennent encore du Houssen d'avant, celui qui portait des chemises repassées et offrait des sous aux enfants du quartier. Maintenant, son corps amaigri se glisse comme une ombre le long des murs, évitant les regards, fuyant la pitié plus dure à supporter que la faim.


Parfois, dans ses moments de lucidité, entre deux vertiges causés par le manque de nourriture, il écrit encore. Non plus sur son ordinateur, mais dans un vieux cahier d'écolier, avec un crayon qu'il taille avec un couteau émoussé. Il écrit sur la faim, sur la douleur, sur la transformation d'un monde qui n'a plus besoin des humains pour créer. Ses mots, tremblants sur le papier, sont le dernier témoignage d'une époque révolue.


Les jours se fondent les uns dans les autres. Lundi, mardi... quelle importance quand chaque réveil apporte son lot de souffrances ? Le calendrier sur le mur est resté bloqué sur mars, comme si le temps lui-même avait renoncé à avancer dans cette chambre où survit l'ombre d'un homme.


La nuit, quand la ville s'endort, les rues d'Antananarivo résonnent encore des échos d'une vie qui continue. Mais dans sa chambre obscure, Houssen ne distingue plus la frontière entre ses rêves de jours meilleurs et les cauchemars de sa réalité. Son estomac vide se tord, son cœur bat de façon erratique, et il se demande combien de temps encore il pourra tenir ainsi, suspendu entre la vie d'avant et un présent qui refuse de lui faire une place.


Et pourtant, chaque matin, quand ses yeux s'ouvrent sur un nouveau jour de survie, ses doigts cherchent instinctivement son cahier. Car même privé de tout, même affamé, même malade, il reste un conteur. Dans ces pages cornées, il dépose les derniers fragments de son humanité, comme un testament à une époque où les mots valaient encore quelque chose, où un homme pouvait vivre de ses rêves et de son talent.


Car c'est peut-être là sa dernière victoire : continuer à écrire, même quand le monde n'écoute plus, même quand son corps crie famine, même quand les machines ont remplacé la chaleur des mots humains par la froideur de leurs algorithmes. Dans le crépuscule de sa vie de rédacteur, il écrit encore, car c'est tout ce qu'il lui reste, ces mots qui ne nourrissent plus son corps, mais maintiennent encore, miracle fragile, la flamme vacillante de son âme.

Enregistrer un commentaire

0 Commentaires